Une peinture est loin d’être toujours issue d’un dessin préparatoire. Elle peut naître de l’action physique des matériaux qui se rencontrent, se former toute seule comme une tache sur un mur, ou les nervures d’une pierre, ou une île dans l’océan … Dans ce cas, l’action du peintre, s’il ne choisit pas la forme précise de sa composition, se situe ailleurs : dans le choix des éléments physiques qu’il va mettre en relation, dans sa manière de les mettre en relation. Les formes produites découleront naturellement de ces choix.
Les peintures exposées dans cet article ont été le résultat des consignes proposées ci-dessous, interprétées librement. Le but en effet, n’est pas de réaliser un exercice conforme à un énoncé, mais de partir à l’aventure en peinture, avec une feuille de route ouverte à toutes les bifurcations.
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Peinture 1
Enduire de gesso des papiers imprimés, les coller sur un papier épais (300g ou +), puis arracher les collages pour garder des traces d’imprimés et de papier.
Poser la ou les couleurs par versement, et non au moyen d’un pinceau, pour capter le dessin que prend naturellement un liquide coloré quand il rencontre des surfaces variables par leur texture, leur degré d’absorption, leur inclinaison. Penser à laisser des réserves.
Peinture 2
Sur une autre feuille d’un même format, reproduire manuellement les dessins aléatoires produits par ces coulures de couleurs, et les traces d’imprimés éventuelles, comme s’il s’agissait de faire le relevé topographique d’un territoire. Reproduire ainsi un hasard est une manière d’aiguiser son sens de l’observation : l’observation de l’expressivité des traits d’un visage, ou de celle d’une tache de peinture, peuvent se comparer pour un œil d’artiste.
Les consignes proposées ci-dessus amènent à cette première étape : la découverte d’un territoire de peinture en différentes versions aux contours semblables, mais dans des couleurs et textures différentes. À chacun de le cultiver ensuite selon les sensations visuelles produites par ces premiers jets.
Ces peintures sont issues à la fois de hasards et de choix. Comme dans la vie. Une première peinture en engendre d’autres, issues de variations et réinterprétations des hasards initiaux. La répétition d’une forme arbitraire finit par lui donner un poids de réalité, un air de familiarité : c’est une manière pour un artiste d’aller vers l’inconnu et de le faire sien. Comme un navigateur ayant découvert une île, et entreprenant de l’explorer, de la transformer et de l’habiter. Votre peinture, dans ces différentes versions, ne représente pas un territoire : elle est un territoire, le territoire du peintre.
L’expérience qu’il avait acquise en matière de cartographie était en bien des points semblable au talent du musicien qui, à la seule lecture d’une partition, et sans ouvrir les lèvres ni avoir même à fredonner, entend les voix entrecroisées du quatuor à cordes chanter en lui. De même, par la seule évocation des symboles, par le déchiffrement des aplats de couleur et des courbes de niveau, il avait la capacité de voir se dérouler sous ses yeux ces immenses paysages de plaines et de forêts. L’aveugle ne reconnaît-il pas la consistance des objets en les effleurant des doigts ? De même, il lui suffisait de suivre un trajet du bout de son index sur une carte : aussitôt lui était donné l’impression de fouler le vert tendre des prairies, de longer les méandres d’une rivière, de passer entre les traits resserrés des cols ou des gués, de gravir l’ocre pâle des versants escarpés, de calculer le temps qui lui restait à marcher avant de faire étape dans une grange ou une crique, de se caler le dos contre une roche couverte de mousse à proximité de la chevelure inlassablement déroulée d’une cascade.
Des voyages, il ne voulait par conséquent plus connaître que ceux qui se font dans l’immobilité de la chambre, qui alimentent les rêves, qui donnent à lire leur parcours grâce aux sentiers qu’on suit en pointillé sur le papier, là où l’odeur de l’encre et de la gouache remplace celle des aiguilles de pin et des feuilles pourries dans les sous-bois, quand les reliefs reprennent leur volumes au sein de la géographie abstraite et glacée des planisphères. (…)
Car c’est avec une patience infinie, et avec le même souci, la même intention qu’y aurait mis un peintre que Louis Legrand avait coloré en bleu la masse liquide des océans ainsi que les lacs, les fleuves et leur estuaire, en ocre pâle l’étendue des terres habitées, en vert les forêts, en jaune safran le sable des déserts, en carmin puis en blanc selon leur altitude les différentes chaînes de montagnes. Car, en bon cartographe, il savait qu’il ne devait pas se contenter de reproduire les choses à l’identique, mais qu’il lui fallait aussi faire œuvre d’artiste. Certes, il s’essayait bien à les restituer telles quelles, à les rendre tangibles, mais cela plus par analogie que par simple décalque, de manière à laisser place à l’imagination, qui seule est susceptible de donner aux reliefs l’épaisseur qu’ils n’ont point sur la carte.
Alain Nadaud, Le Vacillement du monde (2006)